V. 6 L'Unique jésuitesse de l'histoire de l'Église « la princesse Jeanne d'Espagne/Matthieu Sanchez » ( 24-06-1535/07-09-1573)
Ignace de Loyola et les femmes de son temps d'après Hugo Rahner (DDB, Paris, 1964)
L'intime plénitude de son coeur, le silencieux Ignace ne nous la découvre pas seulement dans ses Exercices spirituels, son Journal spirituel et son Autobiographie, mais aussi dans ses lettres, spécialement dans la correspondance qu'il entretenait avec des femmes de son temps, et qui est demeurée presque ignorée jusqu'à ce jour.
Innsbruck, juillet 1955 Hugo Rahner, s.j.
On doit au théologien Hugo Rahner, s.j., la publication en 1964 de la « correspondance de saint Ignace de Loyola avec les femmes ». Toute personne intéressée à connaître ce saint fondateur est invitée à relire ses lettres car, écrit-il, c'est à travers elles qu'il devient possible de saisir l'ampleur de l'apostolat ignacien. « L'intime de son coeur, le silencieux Ignace ne nous la découvre pas seulement dans ses Exercices spirituels, son Journal spirituel et son Autobiographie, mais aussi dans ses Lettres spécialement dans la correspondance qu'il entretint avec des femmes de son temps », écrit le père Hugo Rahner, s.j.
En introduction à ses Lettres publiées en deux volumes, nous percevons cet engagement unique. Selon Rahner, pour connaître saint Ignace dans son entièreté, il faudrait, dit-il, recommencer la présentation de ses lettres qui devraient se répartir en quatre parties comme suit:
1. Lettres de directions spirituelles 2. Lettres politiques aux rois et aux dirigeants pour une gestion inspirée de la dignité du genre humain 3. Lettres sur la réforme de l'Église aux papes et aux cardinaux 4. Lettres de gouvernement aux membres de son Ordre oeuvrant dans le monde entier
Au nombre de ses écrits inscrits dans les volumes des Monuments Historica Societatis Jésus, six mille huit cent treize lettres (6 813) ou instructions de saint Ignace. À cela s'ajoute dans les volumes Epistolae Mixte, neuf cent cinquante-six (956) lettres adressées à saint Ignace par ses correspondants, dont deux cents (200) par des laïcs hommes.
En comparaison, la correspondance avec les femmes peut vraiment être qualifiée d'insignifiante: il reste le texte complet de cent trente-neuf (139) lettres ou réponses, et vingt (20) résumés de missives envoyées, notées dans les registres. Selon H. Rahner, un assez grand nombre de lettres de femmes se sont perdues, car jugées sans importance pour l'histoire. De ces lettres, l'on retînt cent-trente-neuf lettres (139) , quatre-vingt dix-neuf (99) écrites par Ignace à des femmes, cinquante (50) qu'il reçut d'elles. Tel est le contenu du Livre publié par Hugo Rahner.
À cet effet et en lien envers mes recherches en spiritualité ministérielle, je retiens dans cette introduction à la correspondance de saint Ignace, la 'vocation d'une femme qui fut accepté au sein de son Ordre'. Oui, une femme fut reçue par Ignace de Loyola. Malgré l'ampleur de ses conseils à de nombreuses femmes, ce dernier n'accueillait que l'une d'entre elles dans l'Ordre des jésuites. Par cette correspondance, il deviendra possible de saisir son apostolat. Celle-ci fut 'ordonnée' sous le pseudonyme masculin de Mateo (Matthieu) Sanchez. Qui est-elle ? Et pourquoi, Ignace accédait-il à sa demande de devenir 'jésuite': l'uniquejésuitesse dans l'histoire de l'Église qui décédait le 7 septembre 1573, écrit le père Hugo Rahner, s.j.
La princesse Jeanne d'Espagne, seule membre permanent de l'Ordre des Jésuites:
De toutes les femmes de la maison régnante, celles qui ont tenu le plus de place dans la vie de saint Ignace sont les deux filles que donna à l'empereur son épouse si belle et si tôt décédée, Isabelle de Portugal. Ce sont les infantes Marie, née à Madrid le 21 juin 1528, et Jeanne, née, également à Madrid, le 24 juin 1535.
Plus tard, la soeur ainée épouse de Maximilien II, sera impératrice de Vienne; bien que sa correspondance avec Ignace n'ait pas été conservée, il a souvent eu recours à l'amitié vraiment cordiale qu'elle portait à son Ordre. Plus importantes furent ses relations avec l'infante Jeanne. Nous sommes obligés de nous intéresser plus en détail à cette figure royale, car de toutes les femmes avec lesquelles saint Ignace fut en rapport, Jeanne est la seule dont il ait fait un membre permanent de son Ordre.
Selon ces remarques d'Hugo Rahner, « l'opinion présentée qu'Éléonore Mascarenhas aurait elle aussi été formellement admise dans la compagnie de Jésus paraît dénuée de fondement, affirme-t-il; le rappel que Borgia la salue du titre de « dame et très chère soeur dans le Christ » dit peu à cet effet et ne permet pas de l'affirmer » ( Borgia, III, 743; BATAILLON, Études sur le Portugal, 257-283).
Dans ce volume des lettres d'Ignace aux femmes, le père Hugo Rahner permet de percevoir l'orientation spécifique de cette correspondance unique entre la Princesse Jeanne et Ignace de Loyola. Une première correspondance apparait le 3 janvier 1555, la princesse est alors âgée de 19 ans. Musicienne, elle est éduquée et maîtrise le latin depuis l'âge de huit ans. Promise dès l'enfance au prince héritier du Portugal, Jean-Emmanuel, son cadet de deux ans. Peu cultivé son époux, la petite Jeanne s'appuyait sur la prière et l'aide de saint Ignace. Celui-ci se tient informé de sa protégé. Il reçoit à Rome régulièrement des nouvelles de celle à qui, il prodigue ses conseils par l'intermédiaire des filles du duc François de Borgia, dont on sait publiquement qu'il est jésuite, affirme Hugo Rahner. Jeanne porte en elle depuis sa tendre enfance cette vie spirituelle qui ne l'empêchera pas d' accepter de se marier. Son mariage a lieu, le 11 janvier 1552 à Toro et est solennisé de nouveau à Lisbonne avec une pompe toute royale. En réalité, au Portugal, Jeanne se sent complètement abandonnée devant la maladie de son mari de seize ans. Aussi, celle-ci sera très heureuse lorsque celui qui deviendra saint François de Borgia séjournera chez elle pendant quelques deux mois (31 août au 5 octobre). Il fait alors de la maison de son héritière, un véritable couvent pour l'utilité et l'édification des dames de la cour.
Ignace poursuit son accompagnement envers Jeanne, constamment informé de ses progrès. Le 2 janvier 1664, le prince héritier décède. Quelques dix-huit jours se seront écoulés lorsque Jeanne donnera vie à son enfant, à son fils premier-né, le futur roi Sébastien. Jeanne quitte alors cette terre portugaise qu'elle n'a jamais aimée et revient à Valladolid. En ce lieu, commence pour Jeanne une période nouvelle de sa vie. Le 12 juillet 1554, l'empereur nomme sa fille régente d'Espagne pour tout le temps où l'entreprise aussi déplorable qu'extravagante du mariage de Philippe II avec la reine Marie d'Angleterre retiendrait le roi loin d'Espagne. Ce fut un moment historique, dont saint Ignace pressentit bien l'énorme portée. Il était déjà touché par les dons considérables destinés à son Ordre dans le testament que Jeanne avait établi avant la naissance de son fils. La générosité de Jeanne et de son frère Philippe ouvrait de nouveaux horizons pour la Compagnie de Jésus. Physiquement, Jeanne était considérée par toute l'Espagne comme une très jolie femme, douée d'une intelligence remarquable et d'une volonté 'viriles'. Née pour régner, Jeanne connaissait les talents qui étaient siens.
Jeanne, membre de l'Ordre des Jésuites:
À cet effet il est à noter qu'en 1557, l'ambassadeur de Venise en Flandre rapportait avec quelque stupéfaction que cette belle princesse menait une sorte de vie monastique, il fait par oui-dire la peinture exacte de ce qui était une réalité gardée strictement secrète, la fille de Charles-Quint étaitmembre de l'Ordre des jésuites. Dès lors, il devient intéressant de connaître le parcours qui l'a conduite vers cette vie monastique et comment elle devînt membre de l'Ordre des Jésuites. Nous retrouverons 400 ans plus tard, un même désir chez nos contemporains, soit l'ouverture féminine désirée au 20e siècle par le théologien Hans Urs von Balthasar et sa partenaire fondatrice de l'Institut St-Jean, Mme Adrienne von Speyr, une femme mariée et pour laquelle il dut se retirer de la Compagnie de Jésus, mais non sans demeurer ignacien jusqu'à sa mort. Le fondement de cette pensée consiste en un lien indestructible avec l'obéissance ignacienne. Lors d'un interview à Radio-Canada, l'animateur tentera de saisir cette orientation. Quelle est cette obéissance lui demande son interlocuteur Marcel Brisebois ? :
« C'est difficile d'en parler, affirme Hans Urs von Balthasar, C'était une obéissance très personnelle que je ne peux pas justifier ici Mais, si vous voulez me croire, c'était par obéissance à saint Ignace lui-même qui a bien le droit de conduire ses fils comme il veut. Et ce qu'il voulait, au fond, c'était de continuer cet Ordre (qui est un Ordre de prêtres) dans le monde d'aujourd'hui 'Institut séculier' avec la même obéissance, la même pauvreté, la même chasteté, les voeux ecclésiaux, vécus dans un monde séculier et sécularisé, dans tous les métiers possibles. Nous avons commencé, Adrienne von Speyr et moi, un petit Institut qui n'est pas encore très développé, mais j'espère qu'il se développera dans ce sens ignacien. Et il se pourrait bien qu'il y ait là une convergence plus tard, entre cet immense arbre, qui a beaucoup de difficultés aujourd'hui pour garder son identité profonde ....... » ( émission Rencontres, Radio-Canada, 20 et 27 janvier 1981).
De là découle mon intérêt envers la Princesse Jeanne, suite à mes recherches doctorales balthasariennes présentées dans le volume publié en version papier et également sur mon site web, je crois qu'il est important aujourd'hui de considérer l'Appel au sacerdoce ministériel reçu par plusieurs de mes contemporaines. À cet effet, la reconnaissance d'une femme comme membre de l'Ordre de saint Ignace de Loyola peut apporter un éclairage sur la question de l'ordination des femmes au sein de l'Église catholique romaine. Un précédent a été crée et une femme a effectivement été ordonnée au 16e siècle espagnol, dans ce siècle considéré comme « le grand siècle des âmes ».
Comprendre les motifs de l'admission de la fille de l'empereur. Pourquoi Jeanne demande son admission et comment celle-ci fut accueillie au sein de la Compagnie de Jésus ? En son propre nom? Sous un pseudonyme masculin ?
À cette fin, retenons les remarques du Père Bustamante. En avril 1555, « le palais de la régente a plutôt l'air d'un couvent ». À cet égard, le séjour à la cour de la régente fait l'effet d'un exil en Egypte, saint Ignace lui impose, en vertu de la 'sainte obéissance', le soin de l'âme de l'infante, en dépit, est-il noté expressément, des quelques lacunes de sa formation théologique. Il est plutôt amusant, écrit Rahner, de comprendre par toutes les lettres que reçoit saint Ignace, et que Polanco recueille dans la Chronique de la Compagnie, comment les dames de la cour passent le temps aux pieux jeux de cartes spirituels de ce confesseur, le Père Bustamante, et que la régence récite tous les jours un rosaire du nom de Jésus pour le Père de Borgia ou envoie aux jésuites de Valladolid et de Simancas des aliments et des douceurs. On croirait probable qu'après la mort de son époux, la princesse avait fait voeu d'entrer dans l'Ordre franciscain si l'occasion lui en était donnée. En tant que régente, il ne pouvait en être question dans un avenir rapproché. Il ne semblait pas à cette époque que la princesse n'ait pas sollicité de la Pénitencerie romaine dispense de commuer ce voeu en un autre équivalent, qui serait d'entrer dans l'Ordre des Jésuites.À l'été de 1554, ce désir fut comblé
Cependant, le Père Araoz qui se sentait trop chez lui dans le monde aristocratique des dames espagnoles, jugeait désirable la création d'une branche féminine de l'Ordre, et avait donc fait naître chez plusieurs femmes des espérances en ce sens. Il ne semble pas avoir essayé de les en dissuader. C'est alors que le Père François de Borgia fit part à saint Ignace, à Rome, de cette souveraine résolution de la régente. Il serait facile de nous représenter, écrit Rahner, la frayeur que lui causa cette nouvelle, qui touchait également à la haute politique. Dès lors, s'engagea une correspondance, où l'infante Jeanne d'Espagne figurait alors sous le pseudonyme masculin de Matthieu Sanchez. afin que son projet ne fût connu. C'est pourquoi, saint Ignace convoquait à Rome une conférence en octobre 1554. Avec les plus avisés de ses frères en religion, On délibéra sur la possibilité d'admettre Matthieu Sanchez. Dans le document qui contient les conclusions de cette consulte, écrit le père Rahner, on sent tout l'embarras canonique et personnel des Pères de Rome:
D'une part, rejeter la demande, manifestement très catégorique, de son Altesse espagnole était simplement impossible. D'autre part, il était normal que cette veuve de dix-neuf ans pût encore trop facilement devenir l'instrument de la politique matrimoniale des Habsbourg, pour que l'émission des voeux de religion fût un obstacle définitif.
C'est pourquoi les Pères se résolurent à donner à Matthieu Sanchez l'autorisation de prononcer les voeux de scolastique de la Compagnie de Jésus au sens établi dans la Ve Partie des Constitutions (cf. les différents de grés de l'incorporation à l'Ordre, 1550). L'originalité de cette toute nouvelle forme de voeux de religion, que saint Ignace avait introduite dans son Ordre, non sans rencontrer de longues oppositions, consigne en ce qu'ils sont bien des voeux de pauvreté, de chasteté et d'obéissance absolument définitifs, mais que d'autre part, ils ne lient que la personne qui les prononce, tandis que l'Ordre même se réserve la liberté de rompre ce lieu pour de justes motifs. Cet agencement juridique des Constitutions de l'Ordre, conçu tout d'abord pour les jésuites en cours de formation, vint tout à fait à point pour tirer d'embarras le fondateur de la Compagnie en ce cas particulier: il n'ait pas obligé de rejeter la candidature de Son Altesse, mais était à même de l'admettre dans l'Ordre à titre révocable. Un mémorial réunit les conclusions de la délibération ( Epist. VII, 685-688).
JHS Information sur l'acception d'une personne dans la Compagnie et sur la manière de la réaliser. « 26 octobre 1554 »
Le Docteur Nadal, le Docteur Olave, le Docteur Madrid, le Père Louis Gonçalves et Maître Polanco se sont réunis par ordre notre Père, Maître Ignace, pour traiter de la manière dont on admettrait dans la Compagnie Mathieu Sanchez, en vertu d'une bulle de la Pénitencerie qui commue son voeu simple de l'Ordre de saint François en un voeu simple de notre Compagnie. Considérant d'une part nos Constitutions qui interdisent une admission de ce genre et le privilège mentionné dans nos bulles que nous ne pouvons être forcés à prendre une telle charge: sachant d'autre part que trois personnes de ce genre furent admises au commencement et ayant pris connaissance de la bulle précédemment citée, nous avons décidé ce qui suit:
Cette personne peut être admise et il convient de le faire de la manière dont sont reçus les scolastiques de la Compagnie, à titre d'essai, en lui déclarant que pendant deux ans (et plus, si le supérieur le juge bon), on demeure ordinairement en probation. Jusqu'à l'achèvement de ce terme, nos Constitutions n'obligent à faire aucun voeu; si quelqu'un les fait de son propre chef avant ce temps, conformément à l'institut de la Compagnie, qu'il les émette en cette forme:
Mon Dieu et mon Créateur, Père éternel et Seigneur de tous, moi N...bien que je sois de tout point soit très indigne de paraître et de me présenter devant votre divine présence, considérant de vous servir toujours et sans cesse, je fais voeu et promets à votre très sainte et divine Majesté, en présence de la très glorieuse Vierge Marie et de toute la cour céleste, d'entrer dans l'Ordre de la Compagnie de Jésus pour y vivre et y mourir. En elle je promets d'observer perpétuelle pauvreté, chasteté et obéissance, entendant tout selon les Constitutions de ladite Compagnie et suppliant votre divine clémence de m'accepter comme un sacrifice semblable la grâce d'accomplir ce qu'elle m'a fait désirer et offrir.
En tel lieu, tel jour, mois et année.
En outre, il a paru bon de déclarer à cette personne que ces voeux sont en vigueur et ont force aussi longtemps que le supérieur veut maintenir dans la Compagnie celui qui les as faits et pas davantage. Cette personne étant ainsi admise à titre d'essai aussi bien dans les deux ans où elle n'est pas tenue à prononcer les voeux qu'après les deux ans et après les avoir émis, elle satisfait à l'obligation de son premier voeu, puisqu'elle dit entrer dans la Compagnie de la manière habituellement en usage dans l'Ordre.
De même encore les Pères surnommés ont jugé que cette personne, qu'elle qu'elle soit, puisqu'elle jouit du privilège et spécial, elle seule, d'être admise dans la Compagnie, doit garder son admission sous le sceau du secret comme en confession. Si le fait venait à se savoir, il ne pourrait constituer un précédent, pour qu'une autre personne de ce genre cause une gène à la Compagnie en sollicitant son admission. Pour le reste cette personne n'aura à changer ni d'habit, ni de maison, ni à manifester aucunement ce qu'il lui suffit de garder entre son âme et Dieu notre Seigneur. La Compagnie ou un de ses membres aura l'obligation de s'occuper de son âme, autant qu'il le faudra pour le service de Dieu et sa consolation personnelle pour la gloire de Dieu notre Seigneur. [26 octobre 1554]
C'est ainsi que la fille d'un empereur, dont les dispositions n'avaient jamais été favorables aux jésuites, devint un véritable membre de la Compagnie de Jésus. En novembre 1554, saint Ignace du obtenir expressément du pape la commutation de l'ancien voeu de la régente, qui avait voulu entrer dans l'Ordre franciscain, bien entendu sans la désigner sous son vrai nom. En même temps il s'empressa de faire savoir une fois de plus en Espagne que Matthieu Sanchez, sans doute, pouvait être admis, mais que cela devait rester absolument exceptionnel.
Lorsque toutes les formalité juridiques furent accomplies, saint Ignace put adresser à la régente à Salamanque, en une lettre officielle, l'autorisation proprement dite d'entrer dans son Ordre. Avec tact et diplomatie, il communique à la princesse toutes les précisions nécessaires, sans qu'un lecteur non initié puisse apprendre de quoi il s'agit en réalité.
Madame en notre Seigneur
La souveraine grâce et l'amour éternel du Christ notre Seigneur saluent et visitent Votre Altesse de ses dons très saints et de ses grâces spirituelles. J'ai appris par une lettre du Père François de Borgia combien Votre Altesse serait heureuse que nous trouvions une formule qui permit de réaliser les pieux et saints désirs d'une personne. Bien que se présentent dans cette affaire des difficultés assez grandes, tout a été subordonné à la volonté que nous devons avoir et que nous avons de servir Votre Altesse, en notre Seigneur. Comme le Père François parlera des détails sur lesquels Votre Altesse désire être informée, Je m'en remets à tout ce qu'il vous dira de ma part et n'ajouterai rien sinon que je supplie humblement Votre Altesse de nous considérer comme étant tout à fait siens; nous le sommes en notre Seigneur. Je supplie aussi la divine bonté qu'elle nous donne à tous sa grâce parfaite pour que nous ayons toujours le sens de sa très sainte volonté et que nous l'accomplissions entièrement.
Rome, 3 janvier 1555 Pour la princesse.
Dans le cas présent saint Ignace faisait plus qu'utiliser une des formules usuelles de la courtoisie espagnole lorsqu'il priait l'infante de considérer toute la Compagnie comme son entière propriété. Car, à partir de ce jour-là, la royalejésuitesse fit ample usage de cette offre Visitant sa grand-mère mourante, Jeanne passe la nuit dans la maison de la Compagnie de Jésus à Simancas et dit: « Toutes les maisons des jésuites, je les considère comme miennes ».
À dater de ce jour, la régente se sent pleinement membre de l'Ordre, avec toutes les obligations et les prérogatives que ce la comporte. Jeanne s'engagea pour la Compagnie dans un Espagne où les jésuites connaissaient de grandes difficultés. Dans les milieux aristocratiques de la cour, on murmure contre le régime de Valladolid et espère-t-on que le retour de l'empereur et de son fils pourraient mettre fin à l' « entreprise jésuitique » de Jeanne. Toutefois, Jeanne promit de se faire « prédicatrice » auprès de son père et de son frère. Dès lors, saint Ignace met la régente, tout comme précédemment son frère Philippe au service de la réforme des monastères féminins d'Espagne. Son influence sera de plus en plus grande auprès du pape Paul IV. On la prénomme aussi du nom de Montoya. Le collège de Valladolid était « plutôt une chancellerie d'État qu'une maison religieuse. ». Bien que l'on ait fait venir la demi-soeur du Père François comme abbesse, Anne de Borgia entrait en charge sous le nom de Jeanne de la Croix. Celle-ci n'appréciait l'interprétation fort libérale donnée à la pauvreté monastique dans la fondation de la princesse Jeanne. Celle-ci était bien éloignée d'entrer vraiment dans un couvent. De là, elle se fit installer quelques appartements contigus à son monastère, où elle prit coutume de se retirer pour ses récollections spirituelles. C'est là qu'elle eut l'occasion de recevoir la visite de la grande sainte Thérèse de Jésus, sainte Thérèse d'Avila qui leur apprenait ce qu'était l'authentique pauvreté: « Les filles franciscaines de la princesse ne pouvaient assez s'émerveiller de tant d'amabilité naturelle chez une femme visitée par la souffrance et favorisée de grâces mystiques ». La proximité de Thérèse de Jésus, sa grande simplicité étaient appréciées : « Elle parle comme nous, dort et mange comme nous, et sa conversation est sans cérémonie. » (extrait de la Vie de saint Thérèse, 180).
Quoiqu'il en soit, écrit le père Hugo Rahner, s.j., Jeanne séjourne de temps à autre chez le roi Philippe, se rend à Aranjuez, accompagne les petits archiducs de Vienne, Ernest et Rodolphe, à la chasse aux lièvres et surtout qu'eut maintenant s'adonner sans être dérangée à la musique dont elle raffole. Jusqu'à sa mort, Jeanne a conservé ce genre de vie, consacrée aux siens et à la cour royale, moitié vie de la cour et vie religieuse. Son directeur de conscience, le Père de Borgia, est à ce moment devenu supérieur de son Ordre. De Madrid, il s'informe sur les maladies de sa fille spirituelle et sur sa vie retirée chez les Déchaussées royales (Borgia V, 249, 292). Dans son journal spirituel , il note avec soin les prières qu'il fait pour Jeanne. Lorsque la nouvelle de la victoire de Lépante transporte aussi l'Espagne d'allégresse, l'ancienne régente pose à l'ambassadeur les questions stratégiques que comporte la situation. La Sainte-Ligue se désintégra à la suite du traité de paix du 7 mars 1573 conclu entre Venise et l'Empire ottoman et qui termina la guerre de Chypre.
Mais peu de temps après, pour Jeanne aussi le combat de la vie prend fin.
Le 7 septembre 1573, la fille de l'empereur entre dans l'éternité, unique jésuitesse dans l'histoire de l'Église.
Ndlr: La majorité du récit provient de la publication du volume Ignace de Loyola et les femmes de son temps, I, DDB, Paris 1973, pp. 95-122.
Monastère des Déchaussées royales Las Descalzas Reales, les Déchaussées de la Reine,
fondée par Jeanne d'Espagne fille de l'empereur Charles Quint en 1557.